Édito de Stefano Stoll

(dis)connected entre passé et futur

“It is pretty rare to be able to take a walk in an image of childhood.”

— Chris Marker, Letter from Siberia (1958)

C’est en 1958 que Chris Marker écrit ces mots pour Letter from Siberia, sorte d’ovni filmique entre documentaire et essai personnel sur la Sibérie et sa modernisation croissante. Le réalisateur et écrivain français décrit la ville de Yakoutsk avec ces termes, qui évoquent l’innocence et la nostalgie associées à la ville, comparant son expérience à une promenade à travers des souvenirs d’enfance. Dans ce film notable qui lance sa carrière, Chris Marker interroge également la signification des images en manipulant le commentaire qui les accompagne et en insérant des actualités imaginaires.

Une cinquantaine d’années plus tard, ce film avant-gardiste fait écho aux enjeux du monde contemporain : il met en lumière toute la complexité de notre temps. Comme une faille entre deux plaques tectoniques, notre époque est marquée par la polarisation des positions et des propos, par des mouvements incessants balançant entre le vrai et le faux, le réel et le virtuel, l’humain et la technologie, la nostalgie et la curiosité. Nous vivons un moment charnière de l’Histoire, une époque manichéenne, qui attise les énergies contraires, qui connecte et déconnecte simultanément. Comme rarement par le passé, le présent et le futur sont mis à l’épreuve de changements rapides et profonds qui affectent l’ensemble des secteurs de la société.

Les évolutions technologiques de ces dernières décennies – l’omniprésence d’internet, le passage de l’analogique au numérique, l’utilisation croissante des réseaux sociaux et le développement considérable de l’intelligence artificielle – marquent une profonde transformation de la société. Pièce phare de la neuvième édition de la Biennale Images Vevey, l’installation monumentale et expérimentale créée par Oliver Frank Chanarin fait contraster photographie analogique et système robotique de pointe, pratique photographique manuelle et automatisation. Il met en scène les tensions grandissantes entre humain et machine, technologies passées et futures. Les portraits d’athlètes que Katja Stuke réalise devant son écran de télévision à l’occasion des Jeux Olympiques de ces vingt dernières années montrent l’évolution des procédés photographiques et des techniques de diffusion télévisuelle.

En 2024, la Biennale Images Vevey traite de ce fossé inédit creusé par les technologies digitales entre passé et futur. Au sein de ce présent en friction, tout est toujours plus connecté alors que simultanément tout semble plus que jamais déconnecté. Les fractures entre ce qui a été, ce qui est et ce qui sera s’accélèrent, les contraires se télescopent. Ce monde au futur antérieur génère un sentiment diffus mais omniprésent qui révèle autant l’instabilité que l’enthousiasme ambiants.

En écho aux termes de Chris Marker, les récents développements technologiques rendent désormais possible de « se promener dans une image de l’enfance » : si les procédés changent, le principe reste similaire. Véritable fabrique à souvenirs, l’intelligence artificielle constitue un moyen inédit de plonger dans le passé et revisiter son enfance. Maria Mavropoulou alimente le logiciel DALL·E avec des récits réels transmis par ses aïeul·e·s ou imaginés par ses soins pour générer de toutes pièces un album de photographies de famille. À l’aide du même logiciel, Tamara Janes & Natalia Funariu varient à l’infini le motif enfantin des visages tracés dans la neige à la main. Sans faire usage d’une IA, Benjamin Freedman reconstitue grâce à la puissante technologie CGI (Computer Generated Imagery) un roadtrip familial, alors qu’il avait neuf ans, tandis que Chino Otsuka voyage dans le temps en incrustant avec Photoshop des portraits d’elle-même adulte sur des photographies de son enfance.

Qu’elles soient fusionnelles ou dysfonctionnelles, les relations familiales se trouvent au centre de plusieurs projets de cette édition. Alors que Debsuddha admire la complicité sans faille de ses deux tantes albinos qui vivent ensemble, dans leur maison, en marge de la société indienne, Alessandra Sanguinetti photographie pendant plus de vingt-cinq ans deux cousines qui grandissent dans la campagne argentine conservatrice. En insérant dans des collages les rares clichés qu’il possède de son enfance, Vuyo Mabheka évoque la solitude passée dans un township de Johannesburg qui a marqué cette période de sa vie. De son côté, Sébastien Agnetti offre un regard plein de douceur sur les liens qu’il tisse avec son fils, sa mère et son père décédé. La photographe Sarah Carp détourne le refus de son ex-mari lié à la représentation publique de ses deux filles en réalisant une série de clichés d’enfants aux visages couverts d’une trame d’impression.

Enjeu actuel majeur, les réseaux sociaux influencent considérablement la construction et la représentation de notre vie et de notre identité. Entre réalité et virtualité, le fils d’Anna Galí menait une double vie qu’il lui dissimulait totalement, en partageant son addiction aux drogues dures sur Instagram, Snapchat et X (Twitter). Jack Latham révèle la manipulation des réseaux sociaux par les fermes à clics, un système clandestin représentant une menace pour la démocratie en falsifiant à grande échelle les likes et les followers relatifs aux contenus numériques. Avec autodérision, Amandine Kuhlmann incarne un alter ego hyperféminin sur diverses plateformes en ligne pour mettre en scène à sa manière la quête sans limite d’une célébrité virale.

Les médias sociaux comme les films, la télévision ou les publicités véhiculent des stéréotypes féminins qui sont thématisés par deux projets : d’un côté, Marion Zivera dénonce la normalisation et l’idéalisation des corps générés par les intelligences artificielles ; de l’autre, Nora Rupp personnifie des femmes issues de divers milieux dans le but de déconstruire la représentation des corps et des rôles des femmes dans la société.

L’image de soi passe généralement par l’apparence, surtout pour la jeunesse. Cette question se trouve au coeur de la série de Zosia Promińska, qui photographie, dans leur chambre d’enfant, des mannequins pré-adolescent·e·s ayant été mis·e·s sous contrat par des agences polonaises dès leur plus jeune âge en attente de pouvoir exercer pour les plus grandes marques à l’international. Ancienne top model, Marianna Rothen plonge dans les coulisses de l’industrie du mannequinat avec un film autobiographique et caricatural. Dans la vitrine d’un magasin tokyoïte, Daido Moriyama capture en gros plan un mannequin en plastique, l’un des sujets qui traversent ses vues urbaines de la capitale japonaise depuis plus de soixante ans. À travers ses photographies de défilés et de shootings prises au fil des quatre dernières décennies, Martin Parr pose un regard espiègle et sans filtre sur le milieu de la mode.

Les réseaux sociaux et les sites internet, par le biais de publicités ciblées ou d’influenceur·euse·s, happent continuellement les utilisateur·rice·s pour vendre toutes sortes de produits. En suivant les recommandations de l’algorithme de son smartphone, Romain Mader dénonce ainsi les stratégies marketing des sites de fast fashion qui poussent à la consommation. Commentaire grinçant sur la surconsommation et la dépendance technologique, le projet de Farah Al Qasimi critique l’omniprésence des systèmes connectés ou des appareils intelligents qui prennent le contrôle sur notre quotidien et contaminent l’espace privé.

Que ce soit en ligne ou dans la réalité, les limites entre l’intérieur et l’extérieur, l’espace domestique et la sphère publique se retrouvent tantôt poreuses, tantôt distinctes. Entre la Chine et les États-Unis, Guanyu Xu pointe la perméabilité des domiciles de personnes immigrées en attente de régulariser leur situation de séjour et leur difficulté de faire de leur foyer un lieu intime. Dans les jardins de La Becque | Résidence d’artistes, Sabine Hess & Nicolas Polli font le bilan de leur vie commune un an après avoir emménagé ensemble, en construisant une maison le temps de la biennale, et partagent leurs suggestions pour vivre une relation de couple harmonieuse.

Vivre en adéquation avec son environnement et avec la société dans laquelle on évolue devient complexe lorsqu’on n’adhère pas à son fonctionnement, et inconcevable en temps de guerre. Établi à Kyiv, Sasha Kurmaz en fait l’expérience au quotidien : pour faire face à cette situation et dénoncer l’invasion russe, il élabore un journal intime sous forme de collages en ramassant une multitude de matériaux dans les décombres, transformant son témoignage personnel en acte de résistance universel. Lors de ses nombreux séjours dans l’Ouest américain, Tony Dočekal rencontre des personnes qui vivent en marge de la société, par obligation ou par conviction antisystème.

À l’ère de la surinformation et des fake news, la conservation des connaissances historiques et leur transmission demeurent des questions centrales pour l’avenir de la société. Temple du savoir – analogique et numérique – la bibliothèque fascine Candida Höfer, qui restitue frontalement les plus belles bibliothèques du monde, dont celle de Baltimore, et rend un hommage universel sur la façade de l’ancienne prison de Vevey. Les fausses définitions insérées délibérément par les éditeur·rice·s dans les encyclopédies afin de protéger leur droit d’auteur·rice sont décelées et représentées par Weronika Gęsicka à l’aide d’une IA, interrogeant le plagiat à l’aune de cette technologie ultra performante.

L’héritage de la culture visuelle, en particulier de la photographie argentique, et le patrimoine matériel sont mis en valeur par deux artistes suisses. Plongeant dans les archives de Philippe Halsman, Henry Leutwyler compose le portrait de l’un des photographes les plus influents du XXe siècle à travers ses objets personnels. Christian Marclay, quant à lui, monte des centaines d’extraits de films pour réaliser un immense collage dans lequel se succèdent des ouvertures et fermetures de portes en honneur à l’histoire du cinéma, présenté dans une salle historique de Vevey, le Cinéma Astor.

Transmises de génération en génération, les traditions jouent un rôle fondamental dans la préservation du passé et de la mémoire collective, tout en permettant d’affronter les changements futurs avec sagesse. L’artiste angolais Edson Chagas réinterprète, par le biais de photographies d’identité, des masques africains, utilisés dans un contexte historique rituel et spirituel, dans le présent et la banalité quotidienne. En Inde, Gauri Gill collabore avec des fabricant·e·s de masques confectionnés pour les performances rituelles d’une fête de la communauté Adivasi et des peuples indigènes, entre mythologie et réalité précaire, tandis que Tara L.C. Sood s’intéresse à la tradition ancestrale des magicien·ne·s de rue indien·ne·s, dont les tours emblématiques sont depuis des décennies imités sur les scènes occidentales. En créant une symphonie imaginaire jouée à l’unisson ou individuellement par des musicien·ne·s de rue, Carlos Garaicoa met en avant la force du collectif sur l’individu·e.

Face à un avenir flou, le passé devient une source de réconfort et de créativité. Le phénomène de nostalgie est particulièrement exacerbé au sein de la publicité, des médias, de la pop culture et de la vie quotidienne. Emblème nostalgique d’instants passés, le Polaroid traverse l’ensemble du projet original d’Alexey Chernikov, qui combine ce procédé instantané à l’intelligence artificielle pour raconter le dernier voyage d’un couple fictif avant sa séparation. Grâce à une IA, Maisie Cousins retrouve les personnages grotesques de Blobbyland, fameux parc d’attraction des années 1990 au Royaume-Uni et tiré d’une émission de divertissement familial à succès, qu’elle visitait enfant avec son grand-père. Autre produit mythique sorti tout droit du film culte Back to the Future, la DeLorean devient une voiture électrique et un espace d’exposition mobile chez Beni Bischof.

Ultra-connectés, les véhicules autonomes électriques, auxquels s’est intéressée Lisa Barnard en Californie, sont porteurs de promesses pour la mobilité de demain. À l’inverse, Vincent Jendly rend hommage aux bateaux Belle Époque de la Compagnie Générale de Navigation sur le lac Léman (CGN) qui naviguent depuis plus d’un siècle en Suisse. Circulant en extérieur, le bus officiel de la biennale, conçu par Nicolas Polli en collaboration avec les transports publics VMCV, connecte la population et le public avec les lieux de la région. Coincé à l’intérieur de la Salle del Castillo, l’avion de ligne gonflable d’Aleksandra Mir devient un personnage de fiction improbable plein de contradictions poétiques.

L’industrie pétrolière est à la fois moteur de l’industrialisation et facteur de dérèglements climatiques. Kaya & Blank filment le mouvement incessant des chevalets de pompage du pétrole qui rythment le paysage de Los Angeles tout en les rattachant à la toute première photographie de l’Histoire, réalisée au bitume de Judée. En Suisse, le glacier d’Aletsch, photographié par Andreas Gursky il y a trente ans et dont l’installation monumentale accueille les visiteur·euse·s de la biennale sur la Place de la Gare, évoque la fonte des glaces dans l’inconscient collectif. Du glacier à la mer en passant par la rivière, le cycle de l’eau est abordé par le film de science-fiction de Madison Bycroft, ayant pour décor les Alpes et la région veveysanne. Dans une approche expérimentale, les photographies argentiques de Peter Hauser ouvrent une réflexion collective sur les changements climatiques et nos liens à la biosphère. Chez Jung Lee, la puissance de la nature est mise en parallèle avec l’intensité de l’amour. En collaboration avec la champignonnière veveysanne Mission Mycelium, Phyllis Ma souligne le rôle essentiel des champignons dans la protection et la régénération des sols tout en mettant en avant leur impressionnante capacité à constituer des réseaux souterrains pour se reproduire, se nourrir et communiquer.

Bien que souvent peu visibles, les réseaux de télécommunication traversent la planète entière, peuplant les fonds marins d’immenses câbles, étendant des fils au-dessus du sol ou plaçant des satellites dans l’espace, pour permettre à la population mondiale de communiquer. À Los Angeles, Kaya & Blank sont intrigué·e·s par les antennes téléphoniques camouflées en faux arbres, qui abondent dans le paysage urbain. En Suisse, les captures d’écrans, réalisées par Jenny Rova sur son smartphone lors des appels vidéo avec son futur mari Philippe, qui vit illégalement à Zurich, auront raison de l’obstination de l’administration cantonale en vue de la validation de leur mariage.

Finalement, Paul Graham immortalise au début des années 2000, avant le tsunami numérique, des passant·e·s à Times Square, plongé·e·s dans leurs pensées. Vingt ans plus tard, le photographe britannique déconnecte cette foule new-yorkaise en la plaçant dans les rues de Vevey le temps de la Biennale Images Vevey, qui propose 50 expériences visuelles sous le thème « (DIS)CONNECTED. Entre passé et futur ».

Stefano Stoll
Images Vevey, Directeur